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y a 60 ans, dans le Vercors...
Vie et mort de Jean Prévost
Sous le nom de capitaine Goderville,
lécrivain Jean Prévost, à la tête de sa compagnie, sest battu dans le
Vercors et il est tombé, le 1er août 1944, sous les balles des Allemands. Roland
Bechmann, alias lieutenant Lescot dans la Résistance, était à ses côtés. Pour la
première fois, il a accepté de raconter ici la chute historique du massif et la mort
bouleversante de son «chef»
Dautres ont parlé et parleront de
lécrivain. Je ne parle que de ce que jai connu et aimé, dans lhomme et
dans le combattant, de ce qui ma attaché à lui, jusquà ce quil
devienne, là-haut, mon capitaine, et jusquà ce jour où nous nétions pas
ensemble et où il a été tué.
Tout en lui exprimait une puissance méthodiquement dirigée, et la décontraction avec
laquelle il travaillait, couché, étendu dans lherbe ou allongé sur la terrasse,
était surprenante. Il savait prendre du temps pour jouer au ballon, faire de la culture
physique, nager, samuser avec les tout petits enfants, dont il savait soccuper
mieux quune nourrice, ou faire travailler ses fils. Encyclopédie vivante et
humaniste, il aimait pouvoir répondre à nimporte quelle question, avec pertinence
et impartialité. Il goûtait pleinement la vie, mettant à profit aussi bien sa force
physique que sa puissance intellectuelle.
Après une dangereuse liaison pour la Résistance, plus que de la mission remplie, il se
montrait fier des kilomètres parcourus sur sa bicyclette. Quand, de Voiron, nous montions
dans le Vercors, il prenait plaisir à me distancer dans les montées. Un jour, nous nous
étions arrêtés pour reprendre souffle, en haut de la côte qui, du pont de la Goule
noire mène à Saint-Julien-en-Vercors. Devant nous, une très haute paroi de roche
verticale nous faisait penser aux falaises dans lesquelles sont taillés certains temples
de la Haute Egypte. Jean, pensant à ceux qui avaient déjà disparu et à ceux qui
allaient tomber dans les combats qui sannonçaient, me dit: «Après la guerre,
cest là quil faudra graver nos noms.» Car il estimait que parmi les
résistants un sur trois disparaîtrait. Et, en fait, de lui, de son fils Michel et de
moi, qui avons participé à laventure du Vercors, nous navons été que deux
à avoir survécu. Et cest sur une autre paroi de rocher, à la sortie des gorges du
Furon, que son nom a été gravé.
Dès le début davril 1944, pour éviter les allers et retours fréquents et
risqués depuis Voiron, on décida que toute la famille sinstallerait au cur
du Vercors. Ma femme, Martine, et moi nous installâmes avec notre bébé dans un logement
sommaire, à La Rivière, sur la commune de La Chapelle-en-Vercors. Jen partais, de
jour ou de nuit, procéder aux minages que jétais chargé dinstaller pour
bloquer, le jour venu, tous les accès du Vercors, ou faire linstruction en armement
des maquisards. Jean Prévost et le reste de la famille devaient sinstaller un mois
plus tard aux Valets, à deux kilomètres de là.
Les actions des Allemands et des miliciens sétaient multipliées dans la région.
Le 18 mars, 43 camions de troupes de la Wehrmacht avec une automitrailleuse avaient
attaqué le PC régional de la Résistance, récemment installé près de
Saint-Julien-en-Vercors et massacré résistants et habitants voisins. Le 26 mars, en
Haute-Savoie, 12000 soldats allemands appuyés par la Milice instaurée par le
gouvernement de Vichy avaient attaqué et anéanti le maquis des Glières. Le même jour,
à Saint-Nizier, trois résistants étaient tués en attaquant un groupe dAllemands.
A peine étions-nous installés que le Vercors fut la cible dune opération menée
par 500 miliciens et «francs-gardes» accompagnés dagents de la Gestapo. Par les
miliciens à Vassieux et par les Allemands à La Chapelle-en-Vercors, des résistants
ainsi que des habitants soupçonnés de les aider furent torturés et exécutés,
dautres, déportés. Des dépôts darmes furent découverts et les bâtiments
où ils se trouvaient incendiés. Pendant cette incursion, comme les miliciens craignaient
les rencontres avec les maquisards dans les forêts, nous passions une partie des
journées avec la petite fille dans les bois au-dessus de notre maison.
Mais la famille sinquiétait. Jean monta de Voiron à bicyclette en dépit des
risques pour sassurer quil ne nous était rien arrivé de fâcheux. A Voiron,
cétait juste au moment de lexécution, le 20 avril, du chef milicien Ernest
Jourdan, qui entraîna une grosse opération de la Milice pour se saisir des coupables.
Jean Prévost avait passé tranquillement les barrages. En arrivant, après avoir
embrassé Martine, il prit sur ses genoux notre bébé, quil considérait comme sa
petite-fille et qui ladorait, puis maida à la baigner pendant que se
préparait une énorme omelette en son honneur. Car son solide appétit le faisait
souffrir à cette époque de restrictions, et il appréciait un bon repas.
Dans lorganisation du Vercors, avant le Débarquement, Jean Prévost joua un rôle
essentiel, en aplanissant les différends qui sélevaient entre des gens de toutes
origines, civils ou militaires, de formations et dopinions politiques diverses et
parfois opposées. Et lorsquà la fin de mai un officier de cavalerie, François
Huet, fut désigné pour commander lensemble du Vercors, je me souviens de la
circonspection, bien compréhensible, avec laquelle il prit contact avec un groupe dont il
ne connaissait aucun membre. Mais je lai vu rapidement conquis par la personnalité
de Jean Prévost.
Quelques jours plus tard, le chef civil du Vercors, Chavant, envoyé à Alger pour prendre
contact avec le gouvernement provisoire du général de Gaulle, revint avec un accord
écrit, signé Jacques Soustelle, approuvant le plan Vercors. Et lorsque, le jour du
Débarquement du 6 juin, les messages furent reçus, de Londres, pour mettre en uvre
toutes les actions possibles afin dentraver les mouvements des troupes allemandes,
le commandement militaire du Vercors considéra, après avoir hésité, quil fallait
aussi mobiliser les «réservistes», qui, dans toute la région, attendaient dêtre
convoqués, et verrouiller le Vercors.
Quand Jean nous lannonça, Martine lui demanda ce que cela signifiait. «Ça veut
dire, répondit-il dun ton presque irrité, que, dici deux ou trois jours, les
Alliés vont débarquer ici.» Ma femme me prit à part et me demanda ce que jen
pensais. Je navais pas vu le fameux message et je répondis: «Je ne crois pas au
Père Noël.» Jattendais de voir si le rêve allait devenir réalité. Deux jours
après, arrivèrent les recommandations du général Knig déviter les
regroupements importants, mais il était trop tard pour renvoyer chez eux les 2000 ou 3000
volontaires qui étaient accourus.
Jean se révéla dans le Vercors un chef étranger à toute idée préconçue. Il sentait
comment il fallait il eût fallu mener cette guerre dont aucun manuel ne
donnait les principes, avec des troupes inférieures à lennemi en nombre, en
armement et en entraînement, mais composées de volontaires qui, comme lui,
navaient pas accepté la défaite et loccupation. Il navait pas eu
loccasion de se battre en 1940 et, à partir du jour où la Résistance dans le
Vercors put combattre à ciel ouvert, devenu le capitaine Goderville, il prit le
commandement dune compagnie, en première ligne, laissant à des militaires de
profession les postes détat-major et la stratégie générale. Il tenait à mener
la vie du combattant et, méprisant les «marques extérieures de respect» chères aux
militaires, à être un chef proche de ses hommes. Lorsque sa compagnie était engagée,
solidaire de tous ses soldats, on le voyait toujours tête nue présent
partout pour se rendre compte par lui-même de la tournure des événements et faire
lui-même le coup de feu.
Le premier jour des combats de Saint-Nizier, le 13 juin, débordé par des ennemis
infiltrés au centre de la ligne très étirée que tenait la compagnie, un groupe de
mitrailleurs était sur le point de lâcher pied, mettant en danger tout le dispositif. Le
capitaine Goderville, accouru sur le point menacé et servant lui-même la mitrailleuse,
effectua un tir de flanc qui obligea lennemi à se replier. Cette action semble
sêtre combinée avec le tir du fusil-mitrailleur dont le groupe que je commandais
depuis le matin même avait pu disposer à lautre extrémité de la position, grâce
à larrivée, in extremis, de renforts. Ce petit groupe, baptisé section
«dEngins», défendait avec un armement hétéroclite le débouché de la route de
Grenoble, au carrefour des Guillets, où lon craignait larrivée de véhicules
blindés. Cétait la charnière entre la compagnie Goderville et la compagnie Brisac
qui tenait laile droite. Nayant plus dobus pour notre petit mortier,
plus de munitions pour la plupart de nos mitraillettes et bientôt plus de missiles pour
les bazookas qui avaient tenu en respect jusque-là lennemi retranché derrière le
talus de la route, à moins de vingt mètres de nous, nous navions comme dernier
recours que de tenter un assaut à la grenade. Mais larrivée inespérée, en
chantant «la Marseillaise» ce qui nous fit suspendre notre mouvement de la
section Chabal, envoyée en renfort par Jean Prévost, nous permit de reprendre le dessus
et, après avoir perdu plusieurs hommes, de bousculer à la bombe Gammon lennemi,
qui se replia.
Jean avait ainsi contribué pour une large part, par son action sur les hommes de sa
compagnie et par son exemple, au succès de cette journée. Le soir du 13 juin, lorsque
les Allemands redescendaient sur Grenoble, le commandant Huet lança à Jean Prévost:
«Bravo, Goderville, vous leur avez montré de quel bois nous nous chauffons!» Mais,
pendant la troisième journée, devant un ennemi renforcé, appuyé par de
lartillerie, et qui nous débordait, nous avons reçu lordre de repli. Un
message de coursier avait créé une confusion avec mon adjoint Itier, qui, blessé à
mort et intransportable, était resté sur place, et Jean Prévost mavait
dabord cru tué. Je me souviendrai toujours du lumineux sourire avec lequel, surpris
et soulagé, en me rencontrant, il mavait accueilli ce jour-là. Depuis ce moment,
sans même y réfléchir, nous nous sommes tutoyés.
Exténué après trois jours pendant lesquels il navait presque pas dormi, il
sétait alors confié à moi, plus familier de la région, pour litinéraire
et la progression. Pensant que les Allemands allaient poursuivre leur avantage et balayer
la route de Saint-Nizier à Lans et à Villard, je choisis de passer par la montagne qui,
du Moucherotte au col de lArc, surplombe Lans et Villard. Puis, par Corrençon et
Herbouilly, nous avons rejoint Saint-Martin, le lendemain 16 juin. En fait, les Allemands,
impressionnés par la résistance quils avaient rencontrée, ne sétaient pas
aventurés sur la route de Lans, se contentant de brûler la plupart des maisons de
Saint-Nizier, et Huet parut surpris du long chemin que nous avions pris. Le général
Zeller, chef de la Résistance dans le Sud-Est, qui se trouvait là lorsque Jean Prévost
arriva à Saint-Martin, a raconté quil fut frappé de ce que Jean paraissait
tellement épuisé.
Une auto nous conduisit à la maison des Valets, quoccupait la famille Prévost. On
sy était surtout inquiété de Jean, car le capitaine qui commandait la compagnie
du génie, rencontrant Martine à La Chapelle, lui avait dit que Goderville avait été
«héroïque» dans les combats du 13 juin, à Saint-Nizier, mais croyait que
jétais ailleurs, occupé aux minages. Notre arrivée ensemble fut donc une surprise
et une joie pour la famille.
Le lendemain, Jean Prévost reprenait le commandement de la compagnie Goderville, et moi
de la section Lescot. Après quelques jours aux Jarrands, près de la Goule noire, la
compagnie fut chargée de défendre la zone boisée, très perméable aux infiltrations,
dominant la vallée de Corrençon, depuis Valchevrière, secteur tenu par la section
Chabal, jusquau-delà du pas de lAne, où il fallait assurer une continuité
avec les groupes qui contrôlaient les «pas» de la falaise orientale. Cétait une
longueur de près de dix kilomètres que devaient tenir deux ou trois cents hommes, munis
seulement darmes légères, et le point le plus faible de toute la ligne, sur
laquelle nous nous étions repliés après le 15 juin, qui était ainsi confié à
Goderville. Cela montrait la confiance et lestime en laquelle il était tenu par le
commandant Huet, qui, le 7 août, ignorant encore que Jean Prévost avait été tué, lui
envoyait un message dans lequel il écrivait notamment: «Je sais ce que vous avez fait au
combat de Corrençon. Je vous en félicite: cétait, hélas, la lutte du pot de
terre contre le pot de fer.»
En fait, le Vercors, avec ses hautes falaises coupées de défilés étroits ou
franchissables seulement, sauf à Saint-Nizier, par quelques «pas», accessibles par des
pentes escarpées, nétait plus dès lors quil était amputé de la
vallée de Lans, de Saint-Nizier à Corrençon cette «forteresse» chargée de
recevoir un débarquement aérien massif des Alliés. Défendue par des troupes
suffisamment nombreuses et bien armées, elle aurait pu tenir trois jours au maximum en
cas dattaque en force par lextérieur.
Mais ce plan dorigine ne prévoyait pas que les Allemands auraient le temps de
sorganiser pour atterrir sur le terrain aménagé. Dans cette situation, il eût
fallu «maquiser», lensemble du Vercors étant une zone propice à une guérilla
mobile, composée de combattants pas trop nombreux, bien organisés et entraînés,
disposant de dépôts bien dissimulés, de nourriture et deau potable, car la
rareté des points deau les rendaient faciles à interdire ou à empoisonner par
ladversaire. Contraint finalement à maquiser, le commandant Huet, ayant pris
conscience des possibilités du terrain, écrivait dans un message à Goderville:
«Changez fréquemment de place. La forêt domaniale est un abri à toute épreuve.» Mais
loption prise, au vu des assurances reçues dAlger, avait conduit, dès le 9
juin, à rassembler dans ce réduit 3000 hommes.
Lespoir dun débarquement aérien prochain fut, entre-temps, entretenu par
larrivée démissaires anglais et français et dune vingtaine de soldats
américains en uniforme, parachutés comme instructeurs. Leur présence dut contribuer à
ce que les Allemands, qui croyaient quils étaient un demi-millier et préparaient
un débarquement aérien, aient pris les devants avec des moyens importants, y compris
latterrissage par surprise de troupes de choc sur le terrain aménagé, à Vassieux,
pour les Alliés, sur lequel rien navait été disposé pour interdire un
atterrissage non programmé.
Je me souviens de la chaleur avec laquelle Jean défendait le point de vue de la raison
contre la routine pour choisir une position ou opter pour une tactique. Mais, ayant pris
le commandement dune simple compagnie, il appliquait les ordres. Confiant dans les
promesses reçues, il comptait, comme nous tous, sur ce débarquement aérien, qui seul
justifiait la stratégie et les positions adoptées. Il pensait que lon navait
pas pu approuver nos plans, nous mobiliser et nous armer pour, ensuite, nous laisser
massacrer sans appui extérieur. Il en fut dautant plus profondément atteint les
derniers temps.
Sur le plan général, jamais il navait douté de lissue finale. Il avait une
confiance inébranlable dans les Etats-Unis et une admiration fraternelle pour les
combattants russes. Et, dans lenthousiasme de cet afflux de volontaires rejoignant,
le 9 juin, de toute la région les petits noyaux de maquisards, il voyait un signe de
résurrection de la conscience nationale et une promesse pour lavenir.
Toujours plein de projets, il parlait à Claude, sa femme, des voyages quils
feraient ensemble, esquissait avec moi les plans de sa future maison, rêvait au voilier
quil aurait un jour. Il pensait au travail qui lattendait et disait couramment
quil en avait pour trois vies. Il se sentait au début de sa carrière avec tous ses
atouts en main, estimant ses possibilités, sans fausse modestie et avec objectivité.
Tel était lhomme qui, après avoir passé quelques jours après la chute du Vercors
dans une grotte, au milieu de quelques-uns de ses hommes, leur lisant et leur commentant
le Montaigne quil avait avec lui, ne put supporter plus longtemps linaction.
Il partit, espérant rejoindre les maquis de lIsère et continuer le combat. Dans
des circonstances restées obscures, au débouché des gorges dEngins, il tomba avec
quatre camarades sous le feu dune patrouille allemande, le 1er août 1944, quelques
semaines avant la Libération.
Roland Bechmann
source : Nouvel Obs 29 juillet 2004
Léa BLAIN |
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Agent de liaison de la mission
Eucalyptus, elle fuyait le Vercors en compagnie de Jean Prévost. Abandonnant ses compagnons entre Corrençon et Villard, car elle avait les pieds en sang, elle fut
surprise par une patrouille allemande à la Croix des Glovettes. Elle mourut les armes à
la main, le 1er août 1944 à lâge de 22 ans, avec son compagnon de fuite Rémi
Lifschitg.
Lofficier allemand qui commandait la patrouille fit saluer sa dépouille, rendant
hommage à ses qualités de combattante.
source : école des Laiches VILLARD |
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